Antoni Astugalpi

Médiateur de mots, sapeur du son, suceur de sens et dresseur d'idées (en gros)

Serge se bourre et se barre : reste un sublime conte de Sfar

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Pour moi qui rêvais pendant des années de réaliser le film érotique ultime, sorte de long clip musical où un scénario tenant un peu plus que sur la ligne effilée d’un string aurait servi de trame à ce long poème à la gloire du désir, aux beaux yeux d’une seule Hélène pour qui on aurait laissé sans peine aller s’étriper quelques milliers de rustres hellènes (et quoi d’autre que la femme pour soulever montagnes et s’élever le gouffre ?), si je sentais bien qu’In the Mood for Love avait timidement commencé à me faire une certaine concurrence par anticipation, le conte de Joann Sfar m’aura laissé sans appel : mon film n’a pas encore été réalisé mais on s’en approche !

Gainsbourg (Vie Héroïque) – Bande-Annonce

Prétextant réaliser un film à mi-chemin entre un banal biopic et une biographie imaginaire d’un chanteur d’origine juive et laid qui aurait plus ou moins suivi la trame de la vie de Lucien Ginsburg devenu Serge Gainsbourg1, la caméra du réalisateur dévore les unes après les autres, dans un monde emprunté à Jean-Pierre Jeunet, les femmes qui ont ponctué l’existence du provocateur bourré et toujours clope au bec. Juliette Greco avec la frissonnante Anna Mouglalis2, Laeudanla téitéia Casta parfaitement moulée dans la peau de Brigitte Bardot3, filles de passage aux heures de gloire, jeune modèle posant dans la France occupée et que – petit tchatcheur haut comme trois pommes – il arrivera à émouvoir, Jane Birkin évidemment, Bambou, et aux hormones etc. Chaque épisode amoureux devient une aubaine pour le réalisateur qui, tel un Pedro Almódavar filmant voluptueusement la moindre parcelle de peau de Penelope Cruz avec un amour palpable, dévore de la caméra à grand coups de caresses et de lumières improbables toutes les femmes que la vie du chanteur lui auront permis de placer4. Le tout entrecoupé de petits clips et d’incrustations sonores en forme de clins d’œil où une chanson que tous français ayant eu télé et radio ces trente dernières années ne peut pas reconnaître est réinscrite dans le contexte de son élaboration, quitte à quelques distorsions anachroniques ou des réminiscences projectives. Voire quelques moments de rire lorsque le jeune débutant rencontre un Boris Vian déjanté, incarné par l’aussi délirant Philippe Katerine, ou quand le compositeur déjà plus mature demande en cachette à une France Gall confinée à l’extrémité de la puérilité si elle voudrait chanter une chanson cochonne pour faire un peu « chier » son producteur de père… Une histoire qui partira en sucette …

Au milieu de toute cette légèreté d’artiste-bohème , dans cette histoire qui enfile les femmes et les laisse s’en aller lorsqu’elles quitteront l’une après l’autre le chanteur, du Gainsbourg initial au Gainsbarre de la légende, Sfar n’aura repris finalement que deux éléments dans l’immense écheveau contradictoire de la complexité d’un homme, pour nous présenter la vérité de SON Gainsbourg. En marquant d’une part la pleine continuité entre le petit Lucien aussi tenace et fanfaron que patriote et qu’on voit chanter La Marseillaise dans les rues où passent des soldats – ceux-là mêmes qui l’obligeront à cacher dans les bois sa gueule de juif –, ce petit morveux qui viendra chercher par innocence et avant l’heure d’ouverture du bureau son étoile « de shérif » jaune, et le type paumé, abandonné par l’amour de sa vie (le fameuse Jane, évidemment) qui enregistrera la version reggae de l’hymne français, allant jusqu’à en racheter l’original signé de Rouget de Lisle lors d’une vente aux enchères. Si l’épisode de Strasbourg en 1984 (où Gainsbourg chantera l’hymne objet de la polémique devant des paras peu rigolards venus perturber le concert), est sans doute un peu trop exploité avec quelques insistances qui auraient pu être évitées dès lors que le spectateur avait bien compris le message sans qu’il soit nécessaire de commettre l’indélicatesse de lui mettre l’explication sous le nez, d’autres provocations du vieux pervers alcoolisé, comme le billet de 500 francs brûlé sur TF15 ou le peu délicat “I want to fuck you” déclamé à l’adresse de Whitney Houston, auront été écartés car ne rentrant probablement pas dans la grille de lecture choisie. Que Gainsbourg fasse de la provoc’ pour exister médiatiquement OK, qu’il accumule ces sorties et finisse par ne plus se résumer qu’à ça, voilà sans doute qui écornait le parti-pris… Et puis, d’autre part, sa gueule. Sa gueule d’homme à la tête de chou, faite marionnette hyperbolique6 en un double apparaissant de manière impromptue, et qui instaure avec lui un dialogue intérieur sans concessions fait de cynisme, de désirs à assouvir que l’artiste se pousse à poursuivre là où l’homme rangé mutilerait son existence, d’envies névrotiques de provoquer en remuant tous les tabous de la société avec le plaisir malsain du petit enfant qui lance quelques gros mots pour faire crier ses parents. Ou une laideur spéculaire l’aidant à vivre et coucher sur le papier ce que ce con d’homme rangé, encore lui, aurait bêtement raconté sur un divan en payant un psy, là où la société entière devient un bien plus intéressant témoin de ses propres saloperies intérieures ; sorte d’éloge moderne de la folie écrit par un Erostrate sans limites plutôt que par Erasme, catharsis sociétale où les bons bourgeois viennent au bordel se gausser des mensonges que la bienséance leur fait tenir, et tout ça dans nihilisme mis en notes et qui part en ivresse, fumée … et en couille car sa gueule d’une anomalie attendrissante, loin de lui desservir comme il semble s’y attendre aux premiers succès sexuels qu’il rencontre alors encore jeune peintre, fera sa marque de fabrique jusqu’à l’auto-caricature. Et ce, sans lui ôter l’impression d’un long quiproquo incompréhensible, d’une usurpation d’identité que, amusé et opportuniste, il semble se garder de révéler. Ou une grande leçon de courage à tous les hommes qui n’auront pas hérité d’une situation ni d’une plastique parfaite : ce que l’on obtient dans le monde peut aussi être arraché et il ne faut pas toujours demander poliment qu’on daigne vous faire don magnanimement de quelques grâces ! « Lève-toi et marche » disait le prophète, « Rêve-toi et marche-leur dessus » dira le double, « ces gens-là aiment bien que quelques bouffons les titillent, transforme tes handicaps en atouts, et vends-leur un peu de masochisme ». Dans ses multiples avatars Don Juan n’est pas toujours grand d’Espagne ! Sexe, cigarette et musique dans un univers de bande-dessinée, avec un mince fil de revanche sur le nazisme pour arrière-fond politique et une gueule à exploiter pour la profondeur psychologique : quiconque cherchera plus dans ce film sera déçu. Qui vient voir une fable moderne et goûter de l’univers dans lequel est plongé le personnage campé par un magnifique Éric Elmosnino pourra ressortir enchanté. Je les encourage en tout cas à s’y laisser tenter, quelle que soit l’image du vrai Gainsbourg que l’on peut avoir gardé avec soi.

Notes

  1. Aussi est-ce pourquoi Joann Sfar aura-t-il bien pensé à signaler pour les acharnés du réalisme que son film est un « conte ». ↩︎
  2. Au court rôle de femme fatale cependant un peu trop proche de celui dans lequel on avait pu la voir dans Coco Chanel et Igor Stravinsky. Mais quelle bouche, quelle voix, quel port ! ↩︎
  3. Et une façon quasi-parfaite de reproduire sa diction si terriblement idiote sans cesser d’être belle. ↩︎
  4. Omniprésence des femmes qui sera poussée jusqu’à placer des portraits warholiens à la place des paysages dans les fenêtres en second-plan, sur les t-shirts, les tableaux, comme si chaque image devait être dédiée à la poésie charnelle d’une représente du deuxième sexe. ↩︎
  5. Quelques années avant “Ma liberté de penser” de Florent Pagny, il s’agissait déjà de faire la nique au Fisc : personnellement comme j’aime les hernies fiscales douloureuses épanchées dans les médias, j’attendais cette scène. Tant pis. ↩︎
  6. Tout comme la grosse judaïté sortie du cinéma de propagande antisémite des années 40 le suivait lors de son enfance. ↩︎

[Texte initialement publié dans La Catallaxine, le 25 janvier 2010]


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