Antoni Astugalpi

Médiateur de mots, sapeur du son, suceur de sens et dresseur d'idées (en gros)

Une tête de turc peut-être (ou pas), mais une tête haute sûrement

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Tête de turc, ça commence par les cris, des policiers qui embarquent une mère de famille et son enfant1, dans une rue d’une banlieue de l’Essonne, tentant de la calmer tout en maitrisant un début de caillassage lancé par quelques jeunes alertés par le bruit. Caméra au poing, cailloux et colère, et un landau renversé qui reste sur le bitume. Dès les premières images le ton est donné et pas le temps de faire tranquillement connaissance avec les personnages ou de planter un paysage avec de longs travellings aériens sur la cité et son quotidien : in media res, dans le premier film de Pascal Elbé en tant que réalisateur, c’est un cadrage resserré. « A taille humaine » nous affirmera-t-il à la fin de cette projection d’avant-première, en ce 02 mars 2010, sans doute, mais difficile de ne pas voir cela comme un étau. Qui délimite la scène close d’une tragédie racinienne où les tours restent debout et les corps ont plus de mal à ne pas se faire écraser par des Bienveillantes enragées et perverses qui broient les vies quand elles ne les laissent pas pourrir dans le mutisme et la peur.

Quelques minutes après l’incident, c’est Bora, garçon jusqu’ici sans histoire, qui est en haut d’un toit avec quelques autres adolescents de son âge. C’est à lui, « cousin », qu’on file le cocktail Molotov qui devra terminer sous cette voiture avec un gyrophare garée là-dessous, pour se « venger » des policiers et marquer le territoire. C’est lui qui réussit le lancé parfait et la voiture, où est entré un médecin – un des seuls qui veut encore s’aventurer dans cette cité pourrie qui suinte de saleté et de violence -, s’enflamme rapidement pendant que la bande se disperse. Mais c’est lui encore qui sortira l’homme assommé, le sauvant d’une mort certaine avant que le véhicule ne se consume. Après cet incendie et la fumée médiatique qu’il charrie, la cité s’embrase, la police à cran cherche les coupables au karcher, les caïds ont un bon prétexte pour casser, la maire de gauche a besoin de retrouver le héros pour sauvegarder la citoyenneté et le « vivre-ensemble » de façade, un homme est dans le coma, les informations se repaissent, et le silence s’installe autour du coupable rongé de remords. Comme une chape de plomb. Le « jeune » exemplaire que l’on médaille sous l’œil des caméras, sait qu’il y a un coupable tapi dans l’ombre du sauveur, mais il faut se taire, parce qu’il est aussi celui dont son petit frère a besoin, fils d’une mère à poigne qui s’est saignée pour quitter la Turquie, son mari, les barbus, probablement la misère et qui voit dans cet honneur l’espoir d’obtenir ces papiers pour elle et ses enfants. Des papiers pour de ne plus être une étrangère de seconde zone mais une simple française. Une médaille de l’honneur ou une chance pour son enfant de sortir de ce « trou pourri », pour qu’au-delà de son autorité et des quelques baffes qu’elle peut mettre lorsqu’il faut que son ainé n’abdique pas l’idée que les gens « comme nous » peuvent aussi s’en sortir, il reste une chance de connaître une vie meilleure. Quand les doutes l’assaillent et que le choix d’un pays plus libre n’est plus aussi évident.

Dans cette situation qui se délite malgré le happy end lénifiant que tentent de montrer les politiques dans leur plan com’, le tissu social reste entier qui relie plus ou moins invisiblement des individus coincés dans leurs identités, placés dans l’empilement souvent contradictoire de groupes auxquels ils appartiennent et dont les lignes de partage restent floues, avec leurs jeux de solidarité, les responsabilités qui incombent et le poids des autres qu’il faut aussi porter sur ses épaules autant qu’ils vous confèrent une certaine sécurité. Mais au-delà desquels un je doit pourtant s’élever. Après le drame, les individus dans leur solitude respective, sont filmés jusqu’au petit tressaillement de la peau. On se surprend à trouver belles les images et le montage aussi intelligent qu’efficace, alors que tous ces êtres souffrent noyés dans le huis clos de leur silence. C’est Bora qui a jeté le cocktail Molotov sur la voiture, ça aurait pu être un autre, et lorsqu’un camarade est retenu à la place du lanceur effectif, il ne balance pas. Esprit de corps, on fait les coups ensemble, on pâtit solidairement des conséquences, et merde si la tête de turc qui portera le chapeau pour le moment ce sera lui, Samir, même si sa mère s’effondre dans la dépression du fait de son incarcération. Nous c’est la cité et ses règles ghettoïsantes, parce qu’on se soutient contre la France d’« en haut » ou du dehors, et tant pis pour le médecin, tant pis pour sa gueule, on appellerait ça un dommage collatéral si on avait un peu plus de vocabulaire et quand bien même c’est dégueulasse quelque part que ça tombe sur lui. Mais je c’est aussi le silence d’une mère qui oblige son fils à se taire, alors qu’une fois appris le secret de cette histoire il lui faudra croiser la détresse de son égale. La parole qui s’échappe de sa geôle doit être annihilée. Ou on travestit les mots pour parler qu’en demi-vérités : Bora ne redeviendra un « turc » que lorsque Hassan, tiraillé entre le code de conduite collectiviste de la cité et l’envie de balancer un ami et voisin de palier pour sauver sa mère via son frère, le livrera. Rappeler le caractère secondaire de son identité, comme subterfuge personnel pour ne pas le nommer, parce que c’est sans doute plus facile de livrer un membre d’une communauté nationale lointaine et ici inutile, qu’un ami par son nom propre, à qui on – nous parmi les gens de la cité qui vivons dans la légalité – avait pourtant dit, de ne pas fréquenter les autres, ceux qui ont choisi de s’en écarter et avec qui il n’avait rien à faire sur ce toit ce jour-là. Même si parmi la « racaille » il y a, justement, ce frère qu’on veut sauver sans l’approuver. De même, la personne qui conseillera à son fils sauvé quoique meurtri, de ne plus aller soigner « ces bêtes sauvages, [car étant] médecin, pas vétérinaire », ce n’est pas un de ces connards qui se disent « de souche » mais une immigrée arménienne qui s’est fondue dans ce truc nécessairement informe qu’est une identité nationale, tout en gardant quelques racines loin de l’arbre dont elle participe. Nous, c’est encore les médecins et moi ton petit frère2 qui vont, « après que vous [les policiers et toi, mon grand-frère3 à qui je devrais parler plus souvent] les ayez contrôlés six fois par jour, les soigner » ; moi c’est un homme seul qui ne comprend pas l’Arménie et qui admire la force et la beauté d’une femme accessoirement turque, incidemment mère de celui à qui je dois mon malheur, qui tente de garder sa tête (de turque, de femme libre, de mère, de couturière) haute tout en encaissant les coups que les bandes et le destin vous donnent, de la manière la plus digne possible. Nous c’est aussi la famille, premier noyau de l’identité rempart contre l’extérieur … ou enfermement. Et sous ses groupes d’attachement, tout homme est un puzzle compliqué. Et chacun colle ses morceaux comme il peut. Et chaque personnage dans ce film laisse les pompeux électoralistes chercher des définitions impossibles à pondre car si, comme les souvenirs, une identité est plastique, se recrée, se contredit, se redéfinit sans cesse, le présent s’invente et il faut encore recoller les morceaux. Parfois aussi une pièce manque dans le puzzle : un frère mort top tôt et dont on garde sur soi le poids de la disparition, une femme décédée dans ses bras en attendant un médecin jamais arrivé, et une case qui manque dans la vie, dans le cerveau, une tombe en trop sur Terre et sur le cœur. S’il existe dans le film une place pour le pardon et la parole, difficile, fragile, qui suspend le travail de rouleau compresseur de la culpabilité et des cercles vicieux de la vengeance, certains individus sont aussi pris dans la logique agonistique de l’Ancien Testament. Atom, serviteur souffrant autant que Caïn étouffant, prend sur ses épaules le poids de pêchés qu’il n’a sans doute pas commis mais dont on ne l’a pas explicitement déchargé, par pudeur, par gêne, parce que là où la tristesse coule en abondance la langue est sèche. Il peut bien aller prier un Dieu qui semble l’avoir abandonné et auquel il ne veut plus se fier (ou comme ça, au cas où peut-être, par mimétisme), ne se vouant plus qu’aux vertus du bâton pour régler l’urgence, parce que surveiller et cogner c’est aussi veiller sur les siens et ceux qui veulent vivre sans la peur, quitte, dans le cas de son petit frère dont il est le gardien et pour qui ses dents grincent, à sur-veiller. Et qui finit par donner son corps, malgré son innocence, à cet homme enfermé dans l’impasse du Talion, assassin par ignorance et ignorant parce que la haine lui aura fait oublier de s’informer avant de tirer (des conclusions) ; où le drame de la responsabilité confine à l’injustice et la justice perd ses repères et rate ses cibles en visant malheureusement juste.

Si la bande-annonce semble promettre un long tract bienpensant, citoyen et fraternel terminé par l’incitation sourde d’aller prendre sa carte au PS contre la police coup de poing des Sarkozy / Besson / Hortefeux4, ce n’est assurément pas le cas, bien qu’après ces une heure quarante-cinq de tension et de tristesse rompus par la force du courage, les réponses de Pascal Elbé paraissent bien dérisoire, dans ses appels au dialogue entre les différents protagonistes. Oui, certes, comment ne pas penser ça, que dire d’autre si l’on ne veut pas paraître pessimiste5, mais on y a aussi pensé avant. On se donnerait la main, on discuterait et on créerait un monde nouveau ou au moins on réformerait enfin la politique de la ville même si ça fait des décennies que personne n’a la « solution ». Mais avec nous vous allez voir ! …Rien dans le film ne laisse entendre, cependant, ce genre de vanités grotesques dont croulent pourtant les programmes électoraux et vers qui on rabattrait de manière subliminale le spectateur. Car cette France-là, qui est montrée dans toute sa justesse ambiguë, dans sa violence et ses solidarités fraternelles, tout le film semble conclure qu’il faut la subir ou la quitter. On peut aussi craindre que les journalistes, tout heureux de pouvoir se tripoter la plume avec ces symboles6, éclaboussent d’antiracisme oiseux le film en soulignant les origines des acteurs, une israélienne jouant une turque, un français d’origine maghrébine un français de parents arméniens, qu’une blonde soit la mère d’un Hassan et d’un Samir, le scénario leur ayant d’ailleurs donné une sorte de timide blanc-seing en soulignant à un moment le fait qu’un « turc » avait « pour une fois » aidé un « arménien », alors que derrière ces clichés cul-culs, dans ce film profondément apolitique et bien plus fin que ça, il y a l’idée de l’individu, seul capable de marcher sur ses pieds7 et de faire des choix. Et comme si cela ne faisait pas des millénaires, banalement, que la plupart des artistes et des commerçants avaient compris l’essence de la catallaxie, qui transcende les origines en mettant hic et nunc des êtres complémentaires face à face. Au final, comme de tous les personnages aucun n’est ni blanc ni noir, cela termine dans la gémellité d’un visage à la Janus : le regard par derrière et l’origine ethnique comme un échappatoire ou un retour à la case départ, et celui de Loth qui ne doit pas se retourner, qui doit laisser s’enfoncer Sodome et Gomorrhe sans rédemption et se sortir du lot, s’en extraire pour sauver sa peau et tous ne seront pas épargnés dans un grand élan de générosité où il suffirait qu’on fasse preuve de bonne volonté pour que tout aille mieux. Ni La Haine, ni l’espoir, mais juste la réalité sans complaisance pas plus qu’aigreur ni cynisme, Tête de turc restera comme un hommage poignant aux femmes8 qui se battent pour élever leurs enfants et leur donner une chance d’échapper à leur quotidien lorsque celui-ci se déroule à l’ombre des tours HLM. A ne pas voir dépressif mais comme l’idée que si certains sont perdus, si aucune politique providentielle ne pourra venir arranger tout ça, tous ne le sont pas. Car la volonté, le courage et la rage de tordre le cou à leur destin soi-disant tracé meuvent certains. Et si les dettes s’effacent avec le pardon et en en payant le prix, les chemins, eux, parfois encaissés, se font en cheminant, même si les passages n’empruntent pas forcément des raccourcis. Pascal Elbé n’en aura pris aucun mais a su trouvé la bonne ligne pour frapper juste.

Bande-son

Mademoiselle K. – Ca Me Vexe

Notes

  1. Pourquoi ? Vous verrez. ↩︎
  2. Simon, auquel Pascal Elbé prête aussi son corps. ↩︎
  3. Atom, incarné par Roschdy Zem. ↩︎
  4. Qui effectivement ont bien été ceux qui ont cassé la police de proximité qu’avait instaurée le gouvernement Jospin… ↩︎
  5. Et prendre le risque de se faire enguirlander par quelques donneurs de leçon à la Nadine Morano ou autre histrion de Frédéric Lefebvre vous accusant de crime contre votre pays par la diffusion d’idées démoralisantes. Pas citoyen, pas responsable, pas bien. ↩︎
  6. Le fait qu’on n’ait même pas ou plus à les remarquer serait d’autant plus symbolique. Dans cet ordre d’idée la volonté aussi de la part de P. Elbé d’échapper à l’exotisme facile, avec une bande-originale du film sans rap ou musiques dites « urbaines ». ↩︎
  7. Comme on attend toujours les structures dans la rue… ↩︎
  8. Comme ces femmes des films néoréalistes qui ont inspiré Pascal Elbé, mais on pourra aussi penser à l’envie de se prendre en main de celles de Volver de P. Almodóvar. ↩︎

[Texte initialement publié dans La Catallaxine, le 3 août 2010]


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