Antoni Astugalpi

Médiateur de mots, sapeur du son, suceur de sens et dresseur d'idées (en gros)

Lorsque j’étais une œuvre d’art [2003] d’Eric-Emmanuel Schmitt

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Un homme d’une grande laideur et qui a eu la malchance d’être le cadet de deux jumeaux magnifiques devenus mannequins à succès, est sauvé du suicide par un artiste à scandale, qui lui demande de passer un pacte faustien avec lui. Cédant sans condition son corps et sa liberté au bon vouloir de l’artiste, puis fait passé pour mort dans une mise en scène parfaite, un destin extraordinaire l’attend : devenir le nouvel Adam, Adam-Bis ou l’œuvre d’art ultime sortie du cerveau machiavélique d’un artiste et de quelques bistouris zélés. Ainsi maints opérations chirurgicales plus tard, son corps devenu méconnaissable, agrémenté de gadgets et fantaisies diverses, le voilà devenu l’objet de tous les regards, pièce maitresse des collections d’art et clou d’un spectacle médiatique savamment orchestré par l’artiste mégalomane. Mais c’est sans compter la résistance d’une conscience encore vive qui, une fois passé le premier grisement de la gloire, va très vite trouver son quotidien extraordinaire insupportable. Et la créature de se rebeller pour tenter de retrouver une liberté à laquelle elle avait renoncé contractuellement, quand son Pygmalion lui refuse un divorce qui le mettrait dans l’embarras, secondé d’une horde d’avocats mandatés par l’Etat pour maintenir la garde de l’enfant terrible acquis via son droit de préemption.

Extreme Body Art (Publik16)
Extreme Body Art (Publik16)

Petit livre très vite lu, il commence comme une badinerie satirique et termine dans l’effervescence d’un polar (malgré une fin assez attendue et consensuelle) : comment notre Homme-Objet va-t-il échapper à sa captivité muséale ? Son humanité sera-t-elle reconnue malgré sa réification contractuelle ? Comment redevenir humain quand on est officiellement mort, défiguré et qu’on est entré dans le domaine public ?

Si le sujet n’est pas novateur, Eric-Emmanuel Schmitt s’est emparé avec humour d’un thème que les auteurs de science-fiction ont déjà traité avec plus de gravité. En effet, encore confinée aux émissions de télé tapageuses, la curiosité parfois effrayante qu’offre l’art corporel (body art), avec ses œuvres vivantes au corps modifié / mutilé, deviendra probablement un vrai sujet de société lorsque le transhumanisme marginal deviendra, tôt ou tard, une réalité face à laquelle prendre parti, à défaut de tous y prendre part. Quand Philip K. Dick se demandait si les androïdes rêvaient de moutons électriques, nous nous demandons déjà si un homme muni de prothèses peut concourir aux Jeux Olympiques, son infirmité étant devenu un avantage qui l’aura paradoxalement conduit à concourir dans le cadre des Jeux Paralympiques. Des classiques drogues qui aidaient certains à supporter leur existence ou à se dépasser, les machines deviendront le lot quotidien des humains comme se sont imposées lunettes, appareils dentaires, pilules contraceptives, médicaments, téléphones portables …

Body Art (Katherine Donaldson)
Red Shift – Blue Shift (Thorinside)

Evidemment, l’art de l’auteur est de soulever toutes ces questions philosophiques sans jamais les laisser tomber dans les profondeurs d’un essai, pas plus que sa satire ne prend la tournure d’une dénonciation pédante matinée d’ironie moraliste. Eric-Emmanuel Schmitt eut pu insister un peu plus sur la discussion concernant l’inaliénabilité du droit naturel, y compris dans ce cas particulier, mais peut-être le moment du procès eut-il été trop lourd et la drôlerie de ce passage ainsi estompée. De même, lorsque la bienpensance, incarnée dans une télégénique défenseuse des Droits de l’Homme, s’allie au cynisme de l’artiste pour jouer la comédie de la polémique ou quand l’Etat s’acharne sur l’œuvre, soucieux de rentrer dans ses frais sans trop se soucier d’humanisme et de morale, nous nous amusons avec le ridicule de la « société du spectacle » et des hypocrisies sans quitter le ton du divertissement. Le roman reste ainsi ouvert, mais comme tous les bons livres, il mène muettement plus loin, et chacun ira où il veut : les grincheux pourront grinchonner, les sceptiques pourront y voir un diagnostic de la décadence qui poursuit l’Homme depuis sa création, les rieurs rire, les indifférents ne pas s’en soucier, les fatalistes se préparer à l’Apocalypse, les anti-intellectuels ne retenir que la critique du monde artistique, les êtres éclairés comprendre que tout ça ce n’est qu’une façon de faire du cirque sous couvert de faire se mirer le cirque dans un miroir, ou tout ça en même temps.

Photo d’entête : “Concurso de Maquillaje Corporal 2015 Carnaval Las Mil y Una Noches de Las Palmas de Gran Canaria” par El Coleccionista de Instantes Fotografía & Video.


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