Il faut que je décrive un peu la Plaza de Armas car c’est, je trouve, un miracle de nos démocraties libérales.
Plantons le décor : une belle place qui ressemble aux espagnoles, avec beaucoup de bancs au centre qui assurent un côté très convivial à l’ensemble. Sous un kiosque du XIXème siècle de nombreuses tables très proches les unes des autres permettent chacune que deux joueurs d’échecs s’affrontent sous le regard silencieux de quelques amateurs. A côté d’eux, trois hommes attendent à côté d’un haut-parleur qui retransmet le prêche d’un prédicateur probablement évangéliste. Des chiens qui errent ou dorment. Des pigeons qui se fichent des échecs, de Dieu, des chiens et même, c’est plus grave, des piétons. Dans un des coins, un superbe bâtiment qui abrite la Poste chilienne. A la droite de celle-ci, un cinéma pour allergique aux vêtements (maladie toujours injustement non reconnue par les autorités publiques) gardé par deux sbires en smoking patibulaires. Lui faisant face, à 150 mètres à vol de pigeon (enfin, pour ceux de ces gros poulets glauques qui savent encore voler), la Cathédrale de Santiago, édifice assez sobre, aussi fin que long où se déroule une messe devant un auditoire très clairsemé, gardée, elle, par ses sempiternels mendiants. Les fidèles de l’Eglise catholique doivent être trois fois moins nombreux que les badauds qui rient à gorges déployées des blagues d’un type trapu, assez difforme, mais qui dégage une énergie époustouflante, et ce pendant des heures, là, juste sur le parvis de la Maison de Dieu. Je n’arrivai malheureusement pas à suivre tous ses sketchs qui emportaient pourtant un franc succès… je repasserai dans quelques semaines l’écouter voir si j’ai progressé. A côté des rieurs, des caricaturistes, des peintres médiocres, et juste à côté d’eux, de l’autre bout la place, donc, voilà un prédicateur (lui en chair, en os et en cris, d’une paroisse concurrente probablement aux trois rigolos évoqués plus haut) qui s’égosille dans son micro – au milieu d’une cinquantaine de convaincus et sous une pub pour une compagnie locale de téléphone – pour expliquer que Jésus va revenir reconstruire l’Eglise, et que tous ceux qui n’ont pas répondu à son appel auront l’éternité pour se repentir lorsqu’ils seront transformés en grillades en Enfer. Je prends personnellement un malin plaisir à boire mon coca en le regardant fixement dans les yeux, lorsqu’il nous explique que Dieu vient lui-même à l’Homme et que prédiquer dans la rue permet aux passants d’entendre cet appel. Je regrette alors de ne pas avoir de pop-corn pour m’asseoir au premier rang parmi les gens qui écoute assis ; je crois qu’au bout d’un moment le porte-voix du Sauveur a compris mon petit jeu et me lance quelques regards en coin : s’il croit avoir trouvé son Zachée, il se trompe.
Le duel s’arrête là : tout écrasé par le sort qui m’attend et soucieux de prendre des notes de tout ce microcosme, alors qu’il faudrait encore parler des panneaux qui racontent l’histoire de la ville, les restaurants de malbouffe, des boutiques de fringues, qu’il faudrait encore évoquer le calme qui semble régner sur les bancs, malgré les bruits alentours, sans doute produit par la joie de vivre que procure ce soir de printemps et sa chaleur agréable, je m’assois sur un banc. Voici qu’un homme en habit de sport vient s’asseoir juste à côté d’une femme, qui était là, tranquille, habillée en jean et pull, ni belle ni jeune ni vulgaire, sans rien faire, alors qu’il restait un banc au milieu du sien et du mien dans une rangée de trois. Tiens, un petit dragueur à la noix, pensai-je, voyons voir son manège… Quand au bout de deux minutes la femme se lève et s’en va, je me dis que le type n’a pas tardé à se prendre un râteau. Mais lorsque quinze secondes après le départ de la femme, il crache et part dans la même direction qu’elle, ma naïveté s’évapore immédiatement à la lumière de l’évidence. Me vient alors une terrible envie de suivre le suiveur (comme j’adore regarder celui qui regarde, persuadé que je suis la fin de la chaîne) et de voir où va terminer ce manège puisque nous sommes dans un quartier très central et plutôt huppé, à quelque 500 mètres – toujours à vol d’animal ailé – du Palacio de la Moneda. Malheureusement ma filature sera d’une nullité avérée lorsque je prends la mauvaise décision à un croisement et les perds pour me
retrouver dans une rue interlope où les filles, qui semblent avoir un peu plus chaud qu’ailleurs, m’abordent bien plus souvent que d’habitude… Voyant tout d’un coup plein de couples sur les bancs, je quitte ce lieu de peur de voir le péché partout. Finalement, peut-être ai-je été évangélisé ?
Photo d’entête : “Plaza de Armas” par Kim Jones.
