Antoni Astugalpi

Médiateur de mots, sapeur du son, suceur de sens et dresseur d'idées (en gros)

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On applaudissait les atterrissages [2016] d’Eléonore Breyaut

La force du texte d’Eléonore Breyaut, On applaudissait les atterrissages (éditions Libria, coll. Passés décomposés, 2016, 345 p.), est de nous faire ressentir une intenable nostalgie pour notre présent. Eléonore (qui n’est sans doute personne d’autre que l’auteure-elle-même), se souvenant de cet amour de jeunesse qu’elle avait connu alors qu’elle avait 18 ans – et qui vient de se suicider étrangement –, nous promène dans ses années révolues comme dans une époque lointaine alors que nous autres pouvons la toucher de nos mains et la voir avec nos yeux, puisque c’est la nôtre.

C’est donc plus qu’un livre de science-fiction, et moins si on relève que rien de ce qui fait les ingrédients du genre n’est présent ici. On se souvient que le succès de Star Wars repose aussi dans le fait que son monde est usé, qu’il n’a pas le lustre de carton-pâte des armures qu’on étrenne, pas la patine des maisons-témoins pour acheteurs du passé et que le Faucon Millenium est un vieux tacot même plus foutu de passer en hyperespace. Et, une fois le rituel de l’écran noir avec ce texte jaune, incliné et verbeux qui explique la situation initiale, passé le travelling descendant sur une planète ou un vaisseau spatiale et plaisir des débuts in media res, tout l’aspect technologique reste évident : on n’explique pas au spectateur comment fonctionne l’hyperespace, on n’évoquera jamais Einstein, ni la théorie des nœuds, ni les frères Bogdanov (ces deux gros nœuds de la théorie scientifique), on met le spectateur dans sa poche en lui faisant désirer aussi ardemment que les personnages que ce foutu module d’hyperespace de merde veuille bien fonctionner pour qu’ils échappent à l’Empire et les sabres laser et fonctionnent comme des sabres laser et puis c’est tout ! Lorsque nous nous initions à la Force, c’est parce que Luke s’y initie : nous sommes donc nous aussi des padawans1. Et les techniques d’insertion d’explications nécessaires à la compréhension du film sont “naturelles” dans le sens où on ne les voit pas comme explication, telle la bonne grosse fin débile d’un policier où l’assassin explique comment il a réalisé le meurtre parfait croyant avoir gagné et en fait, non, hahaha, on ne s’y attendait pas !

Chez Eléonore Breyaut, le procédé est exactement inverse, puisqu’en s’adressant à sa fille arrivée à un âge où on peut lui parler franchement, quelque part vers 2030, elle doit lui expliquer ce qui était pour elle son quotidien. J’avais aimé ce procédé lorsque le personnage de Rolin, dans Tigre en papier, expliquait l’engagement militant des années 70 comme un monde lointain, à une jeune fille des années 2000. Eléonore parle peu de son monde à elle, il n’a pas d’intérêt puisque c’est le quotidien, est-ce qu’on écrit des livres expliquant la cuisine au micro-onde, le système des pédales dans une voiture à boite de vitesses manuelle, les clefs qu’il ne faut pas perdre sous peine de payer un bras au serrurier, les mots de passe à taper sur Internet et qu’on oublie et qu’il faut réinitialiser pour, du coup, l’oublier encore puisqu’il est tout neuf et qu’on voulait juste retrouver l’autre alors que le site nous ayant imposé la contrainte « un chiffre et une majuscule minimum » n’est même pas fichu de nous rappeler celle-ci lorsque nous peinons à le retrouver, à une époque où ceci n’est pas universel et donc où on ne peut retenir ce que nous avons mis à chaque caprice du site !2

Et c’est vrai que lorsque nous nous voyons en train de nous voir expliquer notre propre monde, il nous paraît absurde, arriéré et si étranger ! On le vit, nous sommes plongés dedans et voilà qu’avec une distance d’anthropologue, une douceur de mère et une plume de génie, on nous permet de le voir de l’extérieur.

Bien sûr, les humoristes le font déjà, nous narrant les détails de la vie quotidienne, la lutte des places assises dans le métro parisien, la découverte des vrais gâteaux et du saucisson lorsqu’on a été habitué à manger des sous-marques et qu’on est musulman, les sites de rencontre et les réseaux sociaux, les tabous, les évolutions du langage, les petitesses du quotidien et l’humour est sans doute une mine d’or pour le sociologue ! Sans doute que le titre-même du livre est emprunté à un sketch de Gad Elmaleh qui dit qu’il arrêtera d’avoir peur dans l’avion lorsqu’on on arrêtera d’applaudir le pilote pour son atterrissage, comme si ceci était quelque chose d’exceptionnel et non pas une routine aussi facile que d’aller faire ses courses en voiture. D’ailleurs, en 2030, on ne fait pas ses courses et on n’a pas de voiture individuelle, ce qui a causé le grand chambardement urbain des villes au début des années 2020, ce qui ne peut que provoquer l’étonnement de cette femme qui « a connu la ville où la voiture était reine, jusque sur les places centrales où on leur faisait des places de stationnement, puis les centres villes donnés aux piétons, les voitures étant recluses dans la périphérie et maintenant les villes sans centre, sans même que tu comprennes totalement ce qu’est la notion de ville et cette unité qui paraissait évidente pour nous autre, qui savions ce que veut dire Paris, Lyon ou Marseille… »

Enfin, comme dans tout bon roman, il y a une histoire d’amour, je n’en dis pas plus de peur de trop en dire. Évidemment, les adeptes du nouveau roman y verront une sempiternelle « étude d’une passion – ou d’un conflit de passion, ou d’une absence de passion – dans un milieu donné »3, et certes c’est bien cela dont il est question ici, sauf que le milieu est en même temps donné, vérifiable sur pièce et sur place, et totalement perdu au même moment, de sorte que nous ne pouvons qu’inverser la vieille phrase de Montesquieu et nous demander : « mais comment peut-on être nous-mêmes ? »

Elbow – The Take Off and Landing of Everything

Notes

  1. Un padawan, des padawani, comme l’italien ; ou des padawen, comme man / men en anglais, des padawans, comme en français ? ↩︎
  2. Je prends ces trois exemples à dessein puisqu’ils se trouvent dans le livre, expliquant quelques détours pris dans cette relation étrange entre cet homme et cette femme, pour « raisons techniques ». ↩︎
  3. Alain Robbe-Grillet, « Une voix pour le roman futur » (1956), dans Pour un nouveau roman, Les éditions de minuit, 2013, p. 17. ↩︎