A vrai dire Jorge s’ennuyait dans son travail. A cause des procédures interminables, des enquêtes qu’on bâclait ou qu’on devait poursuivre sur son temps libre pour des résultats souvent dérisoires, en sacrifiant une vie de famille qu’il ne pouvait même plus avoir depuis longtemps (et que, de facto, il n’avait plus depuis le départ d’Estela), il pensait poser ses couilles sur la table en même temps que sa démission, et partir faire un boulot de bobo adulescent comme maraicher en biodynamie, ouvrir un gite sur la côte, vendeur dans une petite boutique peinard… Il avait quand même obtenu un congé pour surmenage et avais choisi de passer ce temps libéré sur le chemin de Compostelle. C’est d’ailleurs là, quelque part entre Getaria et Deba qu’il avait pris cette décision de s’offrir une deuxième jeunesse, vu que de toute façon aucune obligation ne le retenait à l’âge adulte et à son statut de fonctionnaire.
Arrivé dans la petite ville de Llanes, il avait téléphoné à son supérieur hiérarchique pour lui annoncer sa fugue sur le chemin du nord – M. Toledano ne le dénoncerait pas – mais surtout son (re)départ à son retour. M. Toledano n’avait effectivement rien dit et accepté la décision de Jorge en prenant son appel comme une courtoise initiative informative. Ce qui avait été une surprise, en revanche, avait été le second appel de son futur ex-chef. Celui-ci l’informait en retour que deux étranges suicides avaient eu lieu sur le chemin nord, le premier sur une plage à côté de San Esteban de Leces à près de deux étapes après lui1 et l’autre à La Isla, une étape plus loin. Les deux suicidés, tous les deux des hommes, un Français et un Néerlandais, avaient évoqué une femme. Le premier s’était confié bizarrement à des camarades de gite qui ne le connaissaient pas plus que cela, il avait les yeux creusés, dans le vide, n’avait rien mangé le soir, avait évoqué une femme, un amour grandiose, puis on l’avait retrouvé pendu dans l’église du village au petit matin. Le deuxième avait laissé une lettre, étonnement rédigée dans un anglais scolaire et non dans sa langue, sorte de manifeste à la femme aimée… malheureusement son corps flottait sur la plage au petit matin, lui aussi.
M. Toledano ne le mettait pas sur l’enquête à proprement parler, il avertissait seulement Jorge qu’il savait célibataire et qu’il savait aussi ennuyé par la routine au travail qu’aventurier, M. Toledano mettait donc informellement Jorge sur l’enquête en espérant le récupérer…
Pressant le pas, il apprit le troisième suicide à Villaviciosa encore un peu plus loin. Jorge avait tenu à ne pas prendre de véhicule et continuer sa marche comme un véritable pèlerin : pourquoi, s’il avait décidé de mener l’enquête son pèlerinage s’arrêtait par la même occasion et il fallait se dépêcher d’aller sur les lieux des crimes. Le soir, s’arrêtant à Sales, il surprit une discussion entre pèlerins qui évoquait ces morts étranges. Rien n’était apparu dans les médias, et, de fait, M. Toledano apprit à Jorge que les autorités asturiennes voulaient rester discrètes, comme pour faire semblant de ne pas avoir fait de lien entre le chemin de Compostelle et les suicides.
— Jorge, le dernier était vraiment dans un état lamentable. Celui-ci a sauté du toit du gite. Des pèlerins ont tenté de discuter avec lui sur le toit mais la victime n’a rien voulu savoir. Il a parlé d’une femme, d’une nuit d’amour, d’un pacte passé avec la femme qui désirait qu’il s’arrêtât pendant une journée pour être sûre qu’elle ne le reverrait pas.
— Et ? Il a tenté de la revoir ?
— On ne sait pas…
En raccrochant, Jorge aperçut un homme seul au comptoir, habillé en pèlerin mais ne semblant connaître personne, trop propre, faux. Un policier ou un journaliste, pensa-t-il, et déjà la jalousie pénétrait en lui… Cette femme prenait donc des amants sur le chemin, passait la nuit avec eux et leur interdisait de la rejoindre… Les hommes totalement vidés, tristes, épris d’amour, dépressifs et sachant qu’ils n’avaient pas le droit de la rejoindre, préféraient se quitter la vie. Jorge eut d’un coup une irrépressible envie de rencontrer cette mante religieuse du chemin, cette cheminante religieuse…
Note
1 Si on se place dans le sens Irún => Santiago de Compostela.
Photo d’entête : “006_intentional camera movement” par Angelika Sawatzki
