
Ce n’est pas pour savourer le cocktail qu’il ne boit qu’à petites gorgées. Le goût de sa boisson lui paraît parfois tellement fade que sa conscience en oublie l’existence, bien que ce goût sucré soit le dernier fil qui de plaisir terrestre qui le retienne de pleurer au milieu de tout ce contentement obscène, une sorte de mince luminosité intrinsèque éclairant sans lumière la beauté du monde sous l’épais enduit de souffrance dont son humeur l’a recouvert, comme l’électricité passe silencieusement sous sa gaine de plastique apporter aux gens lumières, sons, chaleur …
Bien sûr il est tenté à certains instants de jeter ce verre, sa boisson, de nier le bonheur, d’accepter la perte d’un monde avec qui il demeure juxtaposé, si proche mais sans jamais le rejoindre. Il désirerait parfois que le dépit ou le désespoir se posent sur lui, le rendent à cette lassitude morne et sans passion qui le reposerait, et sans doute signerait-il ce soir avec le Diable, si celui-ci lui promettait une vie de tristesse mais d’où la joie ne viendrait plus l’éclabousser de son venin. Il faudrait nier ce qui brûle et se protéger de froid. Il suffirait par exemple de quitter ce bar, de partir dans la nuit, d’abandonner l’ivresse chagrine de ce coït impossible avec le monde des gens heureux et entourés, de se noyer sous un flot de tâches, de s’abrutir à une quelconque cause et perdre la notion de « soi » pour se guérir du mal par la vacuité du dévouement. Mais il tempère, il garde cette décision comme un joker au fond de sa poche et reste un peu encore sur la table de jeu. Ce petit point fixe posé sur le zinc, de verre fragile, est l’ancre qui le raccroche à cette salle, son ticket d’entrée, sa bouée. L’aurait-il vidé qu’il se sentirait le besoin de justifier sa présence au barman, s’excuser d’être là pour rien, même plus dans la consommation taciturne, ni même n’oser regarder les gens autour de lui autrement que par des regards furtifs et fuyants dès qu’ils sont aperçus. Le Diable n’est pas encore passé, un imbécile espoir meut encore ses pensées derrière son immobilité gênée, il reste la promesse d’une lumière, un peu de sucre sur Terre, quelques sons agréables, des minutes à venir grosses de mystère qui apportent peut-être…
Il attend. Que quelqu’un lui adresse la parole, que le barman ait quelque chose soudainement à lui dire bien qu’il n’en ait pas eu l’idée depuis déjà un quart d’heure de profonde solitude, que quelque chose se passe qui le mette tout d’un coup au centre d’une petite scène où il aurait un rôle. Fût-il modeste. Il espère qu’une femme rentrera dans le bar, viendra poser ses lourdes hardes de silence près de lui, et qu’ils se parleront encore au-delà des quelques inepties d’usage et qu’une rencontre aura lieu, ce soir, dans ce bar, sans raison, comme un miracle. Il rêve qu’un de ces hommes qui tout autour de lui s’attardent les uns avec les autres, se lève et se propose de lui tenir compagnie, que celle-ci soit mutuellement bonne et que nul ne soit lésé. Il n’a osé inviter personne, il n’a accroché l’attention d’aucun individu, il n’a trouvé aucun prétexte pour s’immiscer dans une conversation. Plus le temps passe, plus il le rive à son retrait, car s’il n’a pas su créer de dynamique à son arrivée, si on l’a vu seul devant son verre depuis le début, et si – même s’il a bien dû commander (peut-être du bout des lèvres) – on l’a toujours vu muet, il n’y a plus de raison désormais que cela ne change. Sa place est marquée : homme silencieux devant un verre, devant le bar, dans le coin droit de la salle près du passage pour aller aux toilettes ; malheur à quiconque bouleverse l’ordre du cosmos. Le voilà enfermé dans le conciliabule clos de ses pensées. On ne prête qu’aux riches et le voilà bien avare d’intérêt : il restera un corps posé sur un banc devant le bar, attaché à son verre comme à un ami, et dans l’indifférence. Atrocement. Mais pourquoi le condamné à perpétuité continue-t-il à vivre malgré l’assurance de ne jamais connaître rien d’autre que sa prison ? Quelle espérance folle, de révolution, de guerre, d’improbable chambardement, de grâce princière, d’apocalypse, le tient et le pousse à croire que sa vie ne sera pas uniquement celle d’un captif ?
Puis il observe cet homme identique à lui-même de l’autre côté. Ils pourraient se rejoindre, s’inventer une petite communauté marginale comme le font les exclus de tous bords. Joindre deux solitudes, ne serait-ce que pour parler de l’absence, ce serait déjà la résoudre un peu. Pourtant, ils se détestent par avance, ils se fuiront comme des pestiférés qui ne veulent pas s’afficher avec un de leur congénère, et le dévisage seulement avec peine, en se forçant de ne rien se trouver de commun avec lui, pendant que l’autre évite avec application de croiser son regard comme le début d’une compromission. Ils sont deux terroristes qui commettent le crime d’être tristes dans un endroit où le plaisir et la détente font marcher les affaires ; le barman n’a rien dit, mais s’ils pouvaient laisser la place, maintenant qu’ils ont payé, ce ne serait pas plus mal. Ils sont des intrus, il a pitié pour cet autre homme, comme un miroir où il ne fait pas bon se voir, qui grimace mais ne déforme malheureusement pas.
Alors que la dépression le guette, il lui faut se sortir de ce sable mouvant, refuser. Il se demande encore s’il ne devrait pas contre-attaquer, éclater en sanglot, miser alors sur la pitié et déballer son triste sort sur la table pour voir s’il n’y aurait pas quelques bibelots de malheur qui pourrait bien distraire les gens quelques instants. On lui offrirait un verre, on lui dirait des choses simples, et il esquisserait un sourire, il se ferait du soleil sur la rosée de sa joue et relancerait l’invitation suggérée, presque arrachée, tout en démontrant que seul un moment de faiblesse fait qu’il ne paraît pas actuellement aussi bien que celui dont il a le potentiel, et se chargerait de faire oublier cet être qu’il affichait juste avant.
Il y a des époques de sa vie où il aurait craché à l’idée de se faire inviter dans les plus grandes soirées mondaines en profitant comme un clandestin de la défaillance d’un autre, aurait refusé avec dédain s’il n’y était pas convié en personne, fusse dans les lieux où il faut être pour rencontrer du monde, des paillettes, des princesses et des marchepieds. Il est des jours passés où il ne voyait même pas les gens tristes et seuls au bar, il aimerait retrouver cet état d’indifférence, il ne veut pas plaider pour les faibles, il ne veut pas défendre leur cause, il veut juste ne plus faire partie d’eux. Et le voilà quémandant le droit d’entrer dans la confidence d’un poivrot des plus banals endroits. Il serait reconnaissant au barman d’échanger deux mots avec lui, un regard, un sourire, il serait fier de pouvoir rendre tout ceci, de gratifier l’autre d’une conversation digne d’intérêt, de pouvoir donner. Il reste sombre et sans un geste : tout le monde n’a pas la force sublime et avantageuse d’être un bouffon sans orgueil, et il n’a pas le courage de prétendre être intéressant.
Il tourne la tête au tournant des gonds qu’il entend si distinctement au cœur du brouhaha. Est-ce elle ? Sont-ce ces amis ? – Un couple qui n’a en tête que le seul désir de se mettre dans un coin de la pièce et qu’on les oublie le temps qu’ils se dévorent des yeux en sirotant leur jeunesse amoureuse. Le voilà jaloux et rancunier d’insultes qu’on ne lui lance pas mais qu’il ressent durement se coller sur lui, génération spontanée de haine qu’il encaisse avec rage réprimée et colère sourde. Lui aussi a eu quinze ans et sa bande bruyante autour de lui comme les casseroles pendues à la voiture des mariés. Lui aussi avait vingt ans et une palette de conquêtes possibles. Lui aussi a eu ses noces avec la joie et peut s’enorgueillir de l’avoir touchée du doigt. Que croient-ils tous ces cons, qui s’imaginent qu’il ne vaut rien au seul indice qu’il n’est accompagné que par sa tristesse ?, pense-t-il avec amertume pour ces jours qui n’ont pas la possibilité de lui servir à présent de témoins.
Il lui faudrait peut-être se perdre dans un souvenir, se réfugier dans le détachement complet du monde ici présent ici lointain, pour essayer de se sortir de cette impasse dans laquelle il s’est jeté tout seul en croyant s’en sortir, faisant effort de volonté pour ne pas sombrer, seul. Que n’a-t-il pas préféré se vautrer dans son canapé, se noyer dans les images diffusées par un écran, sans regard, et ne pas venir faire tache ici, triste sire confronté au dédain poli d’inconnus qui n’ont que faire de lui ? Que n’a-t-il commencé par se faire des amis virtuels avant de se lancer dans le grand bain à remous des relations de face-à-face ? Il regrette ce courage qui l’a fait sortir de chez lui, c’était peut-être de la folie, de la précipitation, vendre un produit inachevé et qui n’intéressera plus les clients après la première démonstration ratée, même une fois mis au point. Il se repent d’avoir cru dans les évènements et le hasard, lui qui n’a jamais perdu son argent à jouer à aucune loterie, qui a toujours pensé qu’il ne fallait manger des fruits que des arbres que l’on plantait soi-même. Il fallait tenter, accélérer les choses, prendre le taureau par les cornes. Et voilà : c’est pire, maintenant, il n’a pas su éviter l’animal, il est pendu à lui, tripes à l’air, et même pas une blessure visible qu’une gentille infirmière voudrait venir panser poussée par le sens du devoir ou un élan philanthrope.
Il voit aussi la petite pastille qui lui permettrait de retrouver le sourire, voit déjà ce monde plus beau qui pourrait le recueillir s’il se donnait la peine de s’aider de béquilles pour pallier une infirmité qu’il pense passagère, et s’ouvrir des portes. Resteraient-elles ouvertes derrière lui ? Vers quel couloir mèneraient-elles ? Serait-ce une victoire que de quitter une lutte qu’il n’a pas gagnée ce soir, en prétendant que le jeu n’en vaut pas la chandelle, que le combat est trop inégal et qu’il faut bien rétablir un peu l’équilibre des forces ? Il n’attend plus des autres, il essaye de se sortir de ses mauvaises pensées, il est sorti de chez lui pour cela, mais l’un dans l’autre il est toujours dans l’absence, dans l’attente, dans l’ennui.
Alors il attend que son verre se finisse, lui qui n’ose le faire, cette ancre qui le dégoûte et le sauve. Il voudrait encore y croire, rester jusqu’à la dernière minute pour être sûr de ne rien louper de sa calamiteuse tentative d’intégration, être certain que le but victorieux ne sera pas marqué au moment où il sera cheminant sous les tribunes enflammées d’allégresse, loin du spectacle commencé sur sa fin, mais enfin parti. Il espère, dans un dernier baroud, que la foudre tombe, que la Lune se décroche, que la Terre se mette à tourner en sens inverse, que Dieu n’arrête le temps pour venir lui parler, que le messie n’arrive, qu’Il soit une femme célibataire et belle qui viendrait s’asseoir à côté de lui et ne lui dise : « ça va ? Comment t’appelles-tu ? Qui es-tu ? Où vas-tu ? Est-ce qu’on peut y aller à deux ?, je n’ai rien de prévu actuellement qui m’en empêche. » Comme elle n’arrive pas – elle non plus, rien n’arrive, tout suit son piètre cours – il essaye péniblement de pondre une question intéressante, ouverte, appelant réponse, qu’il poserait à son voisin le plus proche, un normal ; il n’a qu’à être simple, avouer être nouveau et ne connaître personne dans le coin, être un prince loin de son royaume demandant où se trouve la réception des gens de sa caste. Il retourne les sujets, les prétextes, ne se sent plus capable d’afficher l’air sympathique qui inciterait à des réponses plus longues que la seule information laconique en retour, polie, mais suffisamment claire pour n’avoir aucun commentaire ni de nouvelle question à ajouter et qui viendrait avorter aussi sec la discussion. Et s’il échouait à ce harponnage il ne lui serait plus possible de réitérer, sous peine de tomber dans le ridicule, d’avouer franchement son manque et son besoin de parler, de fondre avec le glaçon qui baigne dans le liquide de son verre et de ne sentir du sucré que son aspect collant.
Il est trop tard, sans doute. Il sait bien qu’il ne sert à plus rien d’attendre. Mais il attend.
Le coche est passé, il ne l’a pas vu, il ne l’a pas saisi, ce n’était pas facile, il ne peut pas se reprocher grand-chose. Il reste un peu de liquide à finir, un peu à donner, un trait à tirer, et puis rentrer dans la sécheresse de la solitude. Encore deux minutes, on ne sait jamais.
Il restera comme ça, jusqu’au bout, ce con, et moi je le regarde, je lui ressemble, et je n’ai nulle envie de l’entendre me parler de son malheur, ni risquer de ne pas être disponible pour elle quand elle arrivera et s’assiéra à côté de moi.
2006 (revu en 2008 et, marginalement, en décembre 2009)
