Antoni Astugalpi

Médiateur de mots, sapeur du son, suceur de sens et dresseur d'idées (en gros)

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Défendre ces couleurs

Sébastien vient de se relever rageusement, bousculer son agresseur et commencer du bout de ses bras à lui demander raison de son acte. Ils se regardent superbement et, entre deux halètements, se toisent d’un dédain qui franchit la limite de la lutte, dépasse de loin l’idée de la haine, renvoie à son inconsistance le racisme, comme le matador quand il tient la bête sanguinolente au bout de sa lame, l’aime et l’admire et le transperce, vide déjà du lendemain de la victoire. C’est qu’il espère à cette seconde-là, dans l’attente du dénouement, trois minutes avant le couperet final, par cette colère et le regard décidé qui l’escorte, déverser sa peur dans l’esprit de ce géant noir si sûr de lui, de sa force, de sa rapidité, lui refiler un petit grain de sable qui grippera son insolente vigueur, préparer le terrain à sa tristesse, finir un travail de sape scellé d’un effondrement. Ils sont front contre front se poussant de tout leur poids, leurs narines fument, leurs peaux détrempées, ils n’en sont plus à l’innocence des banderilles, bientôt le coup de sifflet final sera pour l’un des deux le coup de grâce, le drame est à son acmé et les nerfs à vif.

Et puis il est poussé le bruit de cette foule grouillante et bariolée qui scande son nom, mue d’un même élan, rois, gueux, cadres et boutiquiers, tous envahis par le même flot de bonheur, sentant simultanément en eux se briser une digue d’adrénaline, qui vient de crier « OUAIIIS » comme un unique programme politique, le seul dessein d’un projet abouti dans l’instant de son élaboration, ils viennent d’échanger leurs regards heureux, se sont soulevés en même temps, ont humé l’évanescence d’un orgasme collectif ; ils se sentent appartenir et Sébastien, plus que ses dix autres partenaires, parce qu’il vient de chuter dans la surface de réparation, les emmène derrière lui, guide d’un périple confiné à la seule surface d’un terrain de jeu, qu’ils continueront chacun d’eux en rentrant chez eux. A savoir encore : chemin de liesse ou de larmes ?

Dès lors qu’il a su aligner trois pas, Sébastien caressait l’espoir de connaître ces moments-là, de porter haut ces couleurs dont toute sa vie il serait revêtu ; car il est jeune et pourra sûrement quitter sa ville natale, épouser le sort d’autres publics, se faire clef de voûte de chants anglais, grand prêtre de cérémoniels ibères, acteur de tous les drames, jamais, comme l’inéluctabilité d’une famille, d’une histoire, il ne pourrait oublier cette terre où reposent les piaillements de son enfance, son ballot de rêves, le souvenirs de ses premières amours. Depuis qu’il vient de tomber, il s’agrippe à cet achèvement, il attend anxieux, arrogant et épouvanté, que l’on vienne lui donner confirmation. Il se sent pris tout d’un coup d’un immense frisson. Quelques camarades se sont interposés pour empêcher que n’ait lieu un pugilat coupable. Un d’eux lui parle, qu’il n’entend pas. Comme victime d’un reflux, il se sent vide. C’est que tous les regards dont il sentait les infimes pressions, se sont détournés de lui. Ses camarades sont repartis, ils sont attroupés autour de l’arbitre, se bousculent dans un brouhaha de poulailler. Les tambours se sont tus, ils ne résonnent plus en lui, il n’est plus le tempo d’une musique de fête, le vecteur d’un horizon de liesse. Tout son monde s’est décentré vers un homme lourd de responsabilité qui tient, avec l’avis de ses assistants, la suite de la nuit au bout de son sifflet. Il craint de ne pas se relever lui-même de cette petite mort de la désillusion, il voudrait tant cette reconnaissance, déclencher dans ses rues natales l’éclosion des feux d’artifice, partager avec tous ces inconnus adjacents le rapprochement, même éphémère, d’une langue universelle, accessible, communicable, « ON EST LES CHAMPIONS » pour lieu de toute argumentation en faveur de la supériorité de la civilisation lilloise – les habitants de Tournai rêvent déjà du Grand Lille pour pouvoir être rattachés à cette unité fantastique –, « ON A GAGNÉ » et tenir toute la philosophie de l’existence dans cette simple évidence satisfaite. Mais personne ne sait déjà. Je crois que Sébastien a peur, qu’il perd pied tout d’un coup, un comble pour un footballeur professionnel. Pourtant il n’est pas le plus à plaindre. Il y a Michel, corbeau conspué, bousculé par une meute enragée, noyé de colère, fatigué lui aussi mais devant supporter sur ses épaules le poids de l’autorité (ne dira-t-on pas demain que si la société est violente c’est qu’aucune volonté assez forte ne sait la diriger d’une poigne de fer, que le pouvoir ne doit pas écouter la masse vociférer ?), dans une atmosphère d’orage prêt à gronder, au bout de ses lèvres il ne peut rien espérer de plus que de déclencher un mouvement contradictoire, libérer une pression inouïe, perdre l’estime d’un camp pour gagner les félicitations de l’autre. Il n’a comme alternative que d’être l’ignorant malfaisant qui mécontentera les supporters des jaune et vert, réjouira les rouge et bleu comme des clients satisfaits des largesses d’un corrompu volontaire, ou le contraire, mais pour lui le choix n’en est pas un, il n’a nul alibi derrière lequel se retrancher alors qu’il doit trancher, et, lui, comme il est nerveux, le jeu de mot l’amuse.

Retour sur image, ralenti : l’ailier droit des canaris nantais, mal informé par ses coéquipiers, a trop porté le ballon, et n’a pas vu surgir cet attaquant isolé, qui, d’un assaut rusé lui a subtilisé le ballon en s’engouffrant dans l’aile, d’une course folle, s’enfonçant jusqu’à l’étendard neutre du point de corner, pour, d’une passe désespérée, rendre vain l’effort de ses poursuivants. C’est là que Sébastien est intervenu. C’est un buteur. Il a couru d’instinct vers le but. Quand la balle est arrivée miraculeusement sur lui, collé de près par ce mercenaire sénégalais introduit dans la fraternité bretonne à l’instant même où il a revêtu son maillot – qu’importe, seule compte la fonction : un défenseur payé et entraîné pour l’empêcher de jouer – il l’a perdue de vue pour ne la retrouver qu’au fond des filets, accompagnée du regard par le gardien dépité d’impuissance. Ce ballon mollement ricoché, à contre-pied du gardien, qui rebondit, se niche dans sa prison, finale de coupe de France, but de la victoire, au hasard d’un rebond, il était là, c’est tout, il devait être là, toute sa course couvait cette finalité, du billard : un but, quel but… S’il l’a touché de la main, il n’en sait trop rien, il éprouvait trop de secousses de fureur enthousiaste pour sentir son corps objectivement. Ni ce spectateur qui était derrière les buts ne sait vraiment, ni la caméra, ni personne peut-être, sauf le gardien, premier à courir pour crier à l’injustice. Peut-être aussi son marqueur de culotte attitré, bras ballants à quelques mètres de lui, maintenant que la colère s’est désaxée et qu’eux bien qu’ayant commencé l’action sont désormais inutiles. Et puis lui quand même ; il sent bien encore l’impact rond venu frapper son épaule à la racine du bras… Certes il a mal partout après quatre-vingt-sept minutes de jeu, mais honnêtement, cette chaleur, dans un sursaut de lucidité, il sait qu’il est le méchant héroïque d’un vaudeville qui a fait de deux témoins deux cocus.

Est-ce pour se rassurer qu’il a été emporté par la violence, est-ce pour marquer la faute dont il a été victime ou pour masquer le sentiment d’avoir lui-même fauté en marquant de la main ? Est-ce pour ne pas voir le couronnement d’années d’entraînements, de gadoue, de crampes, de samedi de vestiaires au lieu de boîtes de nuit, repartir à la forge maintenant que l’ornement de la victoire s’est donné à lui ; dix-neuf ans et bien des titres à aligner sur sa biographie, des filles à séduire par ses exploits, des voitures, une main peut-être et alors, qui vient réparer ce tir sur le poteau, cette passe décisive infructueuse, ses courses incessantes, comme il a harcelé la défense, titillé son sang-froid, même une main, ce n’est que justice, je le pense, mais lui ?

Pagaille. Discussions. Enervements. Bousculades. Interrogations de toutes parts. Les arbitres réunis en concile tentent de faire le vide autour de leur décision, enfin… la décision de l’arbitre central qui a impliqué ses collègues comme pour rompre le fardeau de sa croix et partager sur leur dos le pénible du choix.

Sébastien sent en lui un certain trouble. Il sait maintenant clairement qu’il n’y a pas but, du moins pas de but valable. Il sent en lui des ressources inespérées, son mental a décuplé son endurance, il pourrait courir encore des heures, faire des appels vains, marquer de tous côtés. Il rêve d’un but superbe, classé parmi les plus beaux de l’année, d’une finale mémorable, il veut un match de panache, encore trois minutes, plus une trentaine si le score reste à égalité. Mais ce but, celui-là, il le renie il n’en veut pas, il n’en veut plus, tout compte fait. Il veut une victoire chevaleresque, pas être un truand. Mais nul ne lui demande son avis. Son entraîneur, presque son père, s’agite dans sa surface réservée, se fait admonester par le quatrième arbitre. Il a croisé le regard de son attaquant, il a vu ce corps fier, droit, ses muscles en repos, luisant de fatigue, et dans ses yeux il a lu sans le reconnaître, comme un aveu. Il connaît ce jeune homme, il connaît sa volonté, son caractère impétueux qui le ferait s’époumoner aux premières loges de l’énervement s’il en avait une quelconque raison. Il sait. Mais son président, le portefeuille des actionnaires, la ferveur des supporters, cette place en coupe européenne et ses recettes assurées pour des matchs où le stade Grimonprez-Jooris resplendira des étendards des plus grandes écuries, des logos des plus grands sponsors, comment trouver la folie de sacrifier tout ceci sur l’autel de l’honnêteté. Celui-là ne dira rien. Pas plus que le gamin qui ramasse les ballons sur le bord du terrain et pourrait cafter, ni celui-ci élevé aux maisons à briquettes rouges et aux moules-frites depuis sa toute tendre enfance, ni encore cet autre qui a connu les années de vaches maigres, les matchs contre des équipes inconnues, qui voit enfin son équipe briller, il ne veut pas avoir vu cette main pour lui flagrante, ils veulent la victoire, c’est tout, comme tous les autres. S’il avait le temps, Sébastien demanderait à ses coéquipiers, du moins ceux qui ont grandi avec lui, ce qu’ils en pensent s’ils savaient le fin mot de l’histoire. Il les voit râler. Ils n’ont rien voulu savoir. Ils n’ont rien demandé. Peut-être parce qu’ils ont une entière confiance en lui ? Franchement il en doute, il pressent même leur réaction : ils râlent parce qu’ils veulent gagner, eux aussi. Tout le monde semble être contre lui, l’oppresse, l’empêche de sortir de son mutisme dérouté. Lui qui a marqué ce but, qui, peut-être plus qu’aucun autre, comme l’auteur d’une œuvre, posséderait un peu plus de droit sur elle que le reste de la société, est dépossédé de son acte. Il lui échappe, son rêve lui échappe, le plaisir de défendre ses couleurs lui échappe, il se sent, vide, nu, las… Il pense : « J’ai sali ma bannière, j’ai souillé l’orgueil de nos fils, il ne reste plus qu’à le fouler des pieds. »

Alors il ira vendre la force de son ardente jeunesse sur les pelouses du frère-ennemi lensois, revêtira le bleu ciel de Marseille, le grenat de Madrid ; il décochera des boulets dans les cages des gunners d’Arsenal, de Manchester, de Liverpool, d’Allemagne en Italie, il traînera sa gloire pour tous ses clients, monnayera son image, marchandera sa transpiration.

L’arbitre a renvoyé ses adjoints vers leurs lignes de touches. Il a créé une distance cérémonielle autour de lui et des deux capitaines, leur explique la marche à suivre en leur faisant part de sa décision. Les images finissent de défiler sur l’écran, caméra opposée, main évidente, non-dit un autre, c’est le début de la poitrine et certains glosent encore sur les nuances qui marquent la frontière de la légalité. La question n’est plus là. Oui Sébastien Dufroy, numéro 10 du LOSC, a bien fait une main dans la surface de réparation et marqué par cette occasion un but. Néanmoins, étant donné que le défenseur, dénommé Jean-Désiré Talembo, numéro 3 du FCNA, l’a heurté en voulant dégager le ballon, il paraît convenable de penser que cette main involontaire n’eut eu lieu sans cette intervention. Pour ce, considérant, d’après le règlement officiel de l’épreuve, adopté par la ligue, …l’arbitre siffle un penalty pour la faute du défenseur. Et semble fier et soulagé de ce compromis.

Sébastien sait qu’il étrennera ses millions dans les casinos de la Riviera, sa voiture, sa collection féminine, ses coupes, ses honneurs. Quand il aura balayé devant lui les gloires finissantes de l’équipe nationale, exit les Zidane, les Trézéguet, stars d’une autre époque, os croulants, corps usés et jeu poussiéreux, il pourra vanter les mérites de tous les produits, retrouver son effigie sur les t-shirts des enfants. Dire qu’il aurait pu compromettre tout ceci en confessant une simple main, laissant gagner un Nantes ragaillardi car revenu du fond de la défaite, qui, tout comme ceux qui ont échappé à la mort se sentent invulnérables. Parce qu’un enfant tapait dans des ballons en rêvant d’héroïsme, revêtait ses crampons terreux comme un sacerdoce, se parait du maillot rouge comme d’une cape, de bas bleu comme d’une armure et s’en allait à des joutes mystiques défier la force et la grandeur… L’arbitre siffle la fin du temps mort.

L’affaire est close, le penalty accepté.

Mais Sébastien n’a demandé l’avis de personne, ne l’a d’ailleurs sollicité par un aucun regard. Il s’est emparé du ballon autoritairement et l’a placé sur le point blanc d’où il sera frappé. Et abasourdi par une telle détermination personne n’a rien trouvé à redire.

Dire qu’il a voulu par amour pour sa ville, sa région, pour la sortir de l’image encrassée par la suie des mines, des statistiques d’alcoolisme, son ciel toujours gris, la sonorité charmante de l’accent ch’ti, cette gentillesse toute simple des nordistes, dire qu’il a voulu un triomphe propre et irréfutable. Mais les briquettes sales, l’odeur des moules, la platitude et le gris, ça l’ennuie.

Pourtant quelque chose me gêne. J’ai revu comme tout le monde les images, j’ai moi aussi mis tout d’abord et naturellement sur le compte de la rage et de l’orgueil cette volonté de tirer lui-même.

Il prend du recul dans la surface de réparation. Il est seul. Seul noyé au milieu des tambours, des drapeaux, du rouge, du bleu, du jaune, du vert, tout ça qui tourne comme essoré dans le hublot des sensations : des gens, un stade plein de vies.

Ma question explose tout d’un coup, déborde de l’action : il a voulu tirer, c’est un fait, mais qui cherche-t-il a réparer ?

Il s’élance.

Lille, le monde, l’argent, l’idée de soi-même, tourbillon des sens, dessus-dessous, sens moral, impasse, ricochet ou fuite, droit au but.

Son pied cogne le ballon.