J’avais un jour, du temps que j’étais un jeune délinquant numérique qui savais encore comment on fait, téléchargé de manière juste un peu clandestine A Clockwork Orange, en deux parties. J’avais vu la première, mais n’avais pas réussi à m’accrocher pour voir la seconde, la torture psychologique d’Etat me semblant plus difficile à supporter que le dandysme hyperviolent. Janvier 2023 et la bibliothèque de Colmar m’offrant une séance de rattrapage, je me suis acheté des pinces pour ne pas garder « les yeux grands fermés » et terminer ce Kubrick un jour dans ma vie.
Le film était proposé dans le cadre de « la nuit de la lecture » dont le thème, cette année-là, était la peur. Après le « grand enfermement » foucaldien de 2020, la psychose entretenue et l’hystérie médiatique permanente, voire le chaos qui nous pendait au nez comme une grosse morve qui n’a rien à envier à un caillot sanguin de rat de laboratoire, les fonctionnaires qui avaient pondu ce thème halloweenesque avec quelques semaines de retard, devaient être des grands génies utiles à la société ! (Ou lancer ici des hypothèses complotistes). Mais c’était au moins d’actualité :
Stanley Kubrick décrit son film en décembre 1971 dans Saturday Review comme « une satire sociale traitant de la question de savoir si la psychologie comportementale et le conditionnement psychologique sont de nouvelles armes dangereuses pouvant être utilisées par un gouvernement totalitaire qui chercherait à imposer un vaste contrôle sur ses citoyens et en faire à peine plus que des robots.
In Wikipedia We Have To Trust
Le rapport entre le film et le thème de la peur est on ne peut plus tiré par les cheveux (m’en fout je ne crains plus grand-chose en capilotractage à en faire baver de jalousie un ingénieur de Liebherr), mais admettons-le sans broncher, en bons citoyens.
J’avais ensuite possibilité d’aller boire une bière avec les gens présents avec moi, pour nous remonter le moral1 et d’aller écouter des textes dans la foulée, ici ou là, pour cette soirée sponsorisée par le Dr Jérôme Salomon et ses chapelets mortuaires, les antidépresseurs de Gilead et les opiacés de Pfizer…
Si on voulait rire un coup, il y avait des snobs qui perdaient leur temps à lire A la recherche du temps perdu de Proust toute la nuit au Museum de la ville de Colmar, et on aurait pu aller ricaner bourdieusement à voir comment ces gens se seraient pris les pieds et les yeux dans les longues phrases toute en volutes et imparfaits du subjonctif, tout ça pour de la philosophie de café du commerce, de plates péripéties mondaines et de la pompe mielleuse qui ne nourrit que de l’agrégatif.ve tordu.e2 ravi.e de donner tous les gages de docilité et de soumission afin de jouir du système. Si j’avais trouvé un texte critiquant Proust, j’aurais peut-être tenté une double lectureen direct… Il paraît que Jack Kerouac écoutait du jazz et du Bach en même temps pour écrire Sur la route, le slam expérimental a sans doute des beaux jours devant lui. Ou alors, nous aurions pu essayer une deuxième Proust de nous attendrir sur les 30 pages (ressenti 70) d’introspection minutieuse décortiquant les effets de la petite sonate de Vinteuil sur le jeune Marcel, ô la petite sonate ! En gros, on allait se laisser aller à l’improvisation, qui n’était pas encore interdite par la loi en 20233.
Mais, il n’y eut pas de balade à la suite du film… [Attention, à partir d’ici, je divulgâche le film.]
Je rentrai très troublé par cette œuvre à la teneur très chrétienne, avec une illustration cinglante du mal radical qui s’installait dans l’Angleterre des années 1970, et l’inauguration de la période luciférienne de l’Histoire (où nous sommes encore tout à fait installés). En effet, si la structuration en miroir est assez évidente (tout ce qu’à fait et vécu Alex reviendra lui tomber dessus à sa sortie de prison, où les rôles seront inversés), si le propos ne l’est pas moins qui montre que le bourreau et la victime sont les mêmes simplement placés dans un état de supériorité ou infériorité momentané, où policiers et bandits sont aussi cruels, peuple et autorité tout aussi violents, enfants et adultes aussi répugnants, où les gens censés aider sont d’autant plus des salauds qu’ils ont l’air gentils (les infirmières, l’agent du service social) ou bêtes (les parents), le moment où Alex sort son serpent4 de son tiroir et que celui-ci se dirige vers les cuisses entre-ouverte du tableau de femme nue (évocation évidente d’Eve) m’a frappé. De plus, le prêtre est le seul personnage positif du film, et le moment où Alex est en prison se rapprochant de la parole du Christ, demeure le seul moment où il aurait pu être sauvé d’une société ignoble qui finira par le rattraper et le replonger dans une bassesse où il n’est pas rebelle, mais totalement intégré au système odieux.
Au moment-même où l’Europe se déchristianisait5, où le rock imposait une nouvelle religion gnostique6, où Satan tatouait sa marque sur le monde, Kubrick réalisait sans doute la première œuvre punk chrétienne, si P.P. Pasolini ne l’avait pas fait avant… En tout cas, il fallait qu’un Juif et un homosexuel réalisent les plus belles œuvres chrétiennes de l’époque, l’Esprit Sain soufflant de nouveau là où on ne l’attendait pas et comme chuchotant au monde qu’il restait présent, même si l’époque qui s’ouvrait allait le voir refluer dans les profondeurs, tapi en attendant son heure dont nul ne sait ni le jour ni l’heure…
Et attendant, comme un bon toutou de l’Esprit du temps, la république française nous proposait une nuit de la peur…
Notes
- Je ne me drogue pas, je ne pouvais rien leur fournir. ↩︎
- On ne comprend ici toute la portée de l’allusion, que si on sait que cette année, Proust était au programme de l’agrégation de lettres modernes. Les pauvres… bien fait pour eux. ↩︎
- Allez, les droogies, rire un peu c’est bien un truc que les robots et autres mutants neuromodulés qui vont nous remplacer bientôt (pourquoi un Etat totalitaire chercherait à contrôler des inutiles ?) ne sauront pas faire ! Et même pas peur ! ↩︎
- Basileus, le roi, comme Satan est le « prince de ce monde ». ↩︎
- Kubrick sort cela deux ans après la messe du Novus Ordo catholique et de sa messe réformée de 1969. ↩︎
- Lire à ce sujet le très bon livre de Pacôme Thiellement, gnostique assumé, sur Led Zeppelin : Esotérique du rock: Cabala et autres textes (Paris, PUF, coll. Quadrige, 2025), reprise d’un texte de 2009. Quoiqu’un peu tiré sur les longs cheveux, la tentative de créer une nouvelle religion, ou du moins de subvertir la religion établie, est indéniable chez les rockeurs de l’époque – Led Zeppelin en tête – et Thiellement, non seulement le montre très bien, mais en approuve le projet. C’est passionnant. (Le reste des petits textes mis après, sur d’autres chanteurs et groupes, beaucoup moins.) ↩︎
Photo d’entête : « on en a marre » par Pelle De Brabander

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